#Corse – L’ADN D’ANTIGONE – Regards sur la « jurisprudence corse » relative aux prélèvements génétiques

(Communication prononcée à Corti le 14 octobre 2011 dans le cadre de la commémoration des trente ans de l’Université de Corse)[1]

Je débuterai mon propos en évoquant la figure d’Antigone. Si la mythologie antique a pu trouver d’étranges prolongements sur la terre de Corse – n’a-t-on pas identifié Colomba à Electre, Napoléon à Prométhée ? – Antigone occupe une place privilégiée dans notre histoire et notre littérature. À cet égard, le cas le plus significatif est sans conteste celui de Maria Gentile, jeune femme du Nebbiu qui, au XVIIIe siècle, donna une sépulture à son fiancé malgré l’interdiction des autorités militaires françaises. Ce récit, à l’origine de plusieurs œuvres littéraires, pose l’éternel problème de la confrontation entre, d’une part, le droit positif et, de l’autre, les lois non écrites, revêtues d’un caractère sacré… Si certains auteurs ont prétendu que le vrai héros de la tragédie de Sophocle était Créon, défenseur de ce que l’on appelle de nos jours « l’état de droit », la Corse a toujours marqué sa préférence pour Antigone, faisant notamment prévaloir la loi de l’hospitalité sur celle du Code pénal, lequel entend sévèrement réprimer le « recel de malfaiteur ». Les exemples sont nombreux, y compris ces dernières années… Cet état d’esprit – souvent critiqué de l’autre côté de la mer – a fait de la Corse un sanctuaire pour tous les pourchassés, y compris durant les heures sombres que connut l’Europe au milieu du siècle passé. Pour en revenir au problème qui nous occupe, nous observerons que l’inclination insulaire à s’opposer à « la force injuste de la loi », selon la belle formule de François Mitterrand, s’est manifestée par une résistance précoce à la généralisation du fichage ADN. Cette dernière a été opérée en droit français en 2003 : désormais, le fichage ne concernerait plus seulement la délinquance sexuelle mais la quasi-totalité des crimes et délits…

Un problème de société

L’obsession sécuritaire menace chaque jour davantage les libertés publiques, en Europe et plus largement dans nos sociétés occidentales. C’est une évidence qu’il est difficile de contester lorsque l’on observe les textes qui sont régulièrement votés. En France, la loi « Perben II » en est une illustration particulièrement inquiétante, permettant des atteintes à la vie privée nous plongeant dans le monde décrit par George Orwell dans « 1984 ». C’est précisément à cet ouvrage que faisait allusion en octobre 2003 Madame Evelyne Sire-Marin, présidente du Syndicat de la Magistrature, assimilant le fichage ADN à un « travail de surveillance à la Big Brother ». Car le prélèvement génétique est devenu la nouvelle reine des preuves : lorsque l’on considère que « l’ADN a parlé » – comme on dit désormais – l’affaire est entendue. La charge de la preuve est renversée et l’on oublie que de nombreuses erreurs ont déjà été recensées dans le monde entier (« faux positifs » ou erreurs humaines de manipulation). Même la très modérée Union Syndicale des Magistrats renâcle. En 2003, son président, Dominique Barella, observait : « Il y a un risque de ficher des suspects sur des dénonciations qui se révèleront infondées. On oublie que la police est humaine et peut faire des erreurs » (Le Monde du 22 octobre 2003). Ces réticences n’empêchent pas les autorités publiques de procéder à des opérations globales de fichage. En octobre 2003, un prélèvement a été effectué sur chaque détenu de quatre prisons françaises. L’Observatoire International des Prisons (OIP) a alors dénoncé une « violation frontale de la présomption d’innocence ». Ce type de démarche a été mis en œuvre il y a quelques années aux Etats-Unis. En 1997, le parlement du Massachusetts a voté une loi permettant le fichage de tous les détenus de l’Etat. Certains d’entre eux ont refusé, se retranchant derrière le 4e amendement de la Constitution américaine qui protège notamment les citoyens contre toute intrusion dans leur vie privée. En août 1998, un tribunal de Boston a confirmé le bien fondé de leur position, estimant que le prélèvement génétique sans consentement constituait une violation des droits humains.

La Corse comme avant-garde

En Corse, dès l’extension du champ d’application de la loi (2003), le mouvement indépendantiste devait appeler tous ceux qui se reconnaissaient dans sa démarche à refuser de se prêter aux prélèvements de matériel génétique. Très rapidement, des militants en position de garde à vue exprimèrent un refus catégorique, expliquant qu’ils estimaient illégitime de ficher des citoyens en raison de leur appartenance politique. Or, la loi française fait de ce refus un délit, ce qui conduisit – et continue à conduire – ces militants devant le tribunal correctionnel. À chaque fois, la défense a plaidé, d’une part, la violation des textes internationaux (notamment de l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme relatif au respect de la vie privée, équivalent du 4e amendement américain) et, d’autre part, celle du droit interne français. En effet, l’article 706-54 du Code de procédure pénale prévoit que le prélèvement peut être demandé s’il existe « des indices graves et concordants » ou bien des « raisons plausibles » permettant de soupçonner la personne considérée d’avoir commis un crime ou un délit. Or, dans certaines de ces espèces, les gardés à vue étaient poursuivis en vertu de commissions rogatoires générales, ne les visant pas nommément, qui auraient pu concerner n’importe quel sympathisant indépendantiste. De plus, ils avaient généralement été remis en liberté sans qu’aucune charge ne soit retenue contre eux. En de telles circonstances, comment l’accusation pouvait-elle prétendre que les conditions légales étaient réunies ? Suivant la défense dans son raisonnement, les tribunaux de Bastia et d’Ajaccio, ainsi que la Cour d’appel, ont relaxé un grand nombre de militants indépendantistes. Cette « jurisprudence corse », désormais ainsi qualifiée par la doctrine[2], a encore été confortée ces derniers mois.

Les arrêts de la Cour d’Appel de Bastia du 13 avril 2011

La décision de réunir l’ensemble des « affaires ADN » à une même audience de la Cour d’appel – présidée de surcroît par le Premier Président, ce qui n’est guère dans les habitudes –, laissait penser que la plus haute juridiction de Corse voulait donner à sa position un caractère solennel. On connaît dans cette affaire l’acharnement du parquet, lequel relève systématiquement appel de toutes les décisions de relaxe. Aussi, l’enjeu était de taille : soit la Cour confortait le ministère public dans son obstination, soit elle confirmait la fameuse « jurisprudence corse » ayant, depuis plusieurs années, montré l’hostilité des juridictions pénales insulaires à la généralisation des prélèvements ADN.

La réponse a été on ne peut plus claire : dans tous les dossiers où le droit interne français permettait de discuter la légalité de la demande de prélèvement (c’est le cas lorsque cette demande est formulée en garde à vue), la relaxe a été prononcée. Quand à l’affaire des « marins du Paoli », elle était d’une nature différente puisqu’elle concernait une demande de prélèvement après condamnation. Dans un tel cas, le droit interne ne souffre malheureusement pas de discussion et la jurisprudence de la Cour de cassation se refuse à faire prévaloir sur ce dernier l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Si la Cour d’appel n’a pas, dans ce dossier, prononcé la relaxe, elle a toutefois manifesté ses réserves à l’égard de la généralisation des fichages ADN, d’une part en réduisant sensiblement la peine prononcée en première instance, et d’autre part en rappelant dans son arrêt que les faits ayant entraîné la condamnation principale ne s’inscrivaient pas « dans un contexte crapuleux, voire dans un cadre délictuel ordinaire ».[3]

Par cette série de décisions rendues le même jour, la Cour d’appel de Bastia a manifestement voulu exprimer une position de principe, renvoyant au passage le parquet dans les cordes.

Perspectives européennes

Au moment actuel, plusieurs procédures sont pendantes, tant devant les juridictions internes que devant la Cour européenne des droits de l’homme. D’autres, ayant trouvé récemment leur terme, ne manquent pas d’intérêt.

S’agissant des espèces extérieures à la Corse, notons l’arrêt de la Cour de Cassation en date du 22 juin 2010 concernant les faucheurs volontaires anti-OGM. Cet arrêt a confirmé une décision de relaxe au motif que le délit spécifique nouvellement créé en la matière (2008) n’avait pas été inséré dans l’article 706-55 énumérant les infractions donnant lieu à prélèvement génétique. Faisant mine de considérer cet oubli manifeste du législateur comme une volonté de sa part, et qualifiant au passage de « disproportionné » le recours au prélèvement dans un tel cas, la Cour de Cassation manifeste en fait discrètement son désaccord à l’égard de la généralisation du fichage ADN. Autre affaire à suivre, celle du syndicaliste Xavier Mathieu des « Conti ». Ce dernier a été relaxé le 28 juin 2011 par le tribunal correctionnel de Compiègne pour un refus de se soumettre au prélèvement génétique après une condamnation relative à des activités syndicales, condamnation pour une infraction pourtant prévue par l’article 706-55. Il reste à voir si cette décision, très audacieuse au regard du droit interne, sera confirmée en appel et par la Cour de Cassation dont la position a jusqu’à présent été inverse dans un tel cas de figure…

Pour en revenir aux affaires corses, observons que la Cour de cassation a confirmé par un arrêt du 2 septembre 2009 la position de la Cour d’appel de Bastia, particulièrement restrictive s’agissant de la notion d’« indices graves ou concordants » qui autorise le prélèvement – et sa conservation – dès le stade de la garde à vue (article 706-54, second alinéa). Par ailleurs, plusieurs procédures sont actuellement en cours. L’affaire dite « des marins du Pascal Paoli » a fait l’objet d’un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme. À cette dernière, il est demandé de contredire la Cour de cassation au sujet des demandes de prélèvement ADN après condamnation pour l’une des infractions prévues par la loi (article 706-54, premier alinéa). En effet, la haute juridiction estime qu’un tel prélèvement n’est pas contraire à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.

De façon générale, dans ces « affaires ADN », le mouvement indépendantiste demeure en première ligne. On observera à titre d’exemple qu’environ un quart de la direction de Corsica Libera a déjà comparu devant une juridiction répressive pour refus de se soumettre à un prélèvement génétique ! Comme nous l’avons vu, les syndicalistes corses ont également été poursuivis pour ce motif.

À travers plusieurs déclarations récentes, le mouvement national, dont l’action a permis le développement de cette « jurisprudence corse », s’est déclaré décidé à poursuivre un combat dépassant largement le cadre de l’île, car visant à défendre les libertés publiques face à une préoccupante dérive sécuritaire.

Quant aux magistrats, leur fonction leur commande – aussi – de garantir les libertés publiques face aux dérives d’un pouvoir politique pervertissant le droit positif.

Pour peu que les juges – notamment européens – n’y soient pas totalement hermétiques, l’esprit d’Antigone pourrait bien nous permettre de briser le cercle vicieux orwelien : « Ils ne se révolteront que lorsqu’ils seront devenus conscients et ils ne pourront devenir conscients qu’après s’être révoltés. »(« 1984 »).

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[1] Colloque « Libertés individuelles sous tension : vers une société de surveillance ? », partenariat avec la Ligue des Droits de l’Homme.

[2] Sur la « jurisprudence corse », voir notamment : F.-B. Huyghe, ADN et enquêtes criminelles, PUF, 2008, p. 93.

[3] Arrêt du 13 avril 2011, Chambre des appels correctionnels de la Cour d’appel de Bastia, présidée par Monsieur Philippe Herald, Premier Président.

 

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